Alberto Giacometti – Paysage ! Paysage !
Paysage ! Paysage ! Ciel du matin, ciel du soir toujours doré là-bas au fond ! Ah ! Comment dire ? On ne peut pas dire, il faut les peindre les grands ciels liquides et les avoir et les arbres ! les arbres ! les arbres ! les arbres !
Depuis quinze jours j’essaye de faire des paysages. Je passe toutes les journées devant le même jardin, les mêmes arbres et le même fond. J’ai vu ce paysage la première fois le matin, brillant de soleil, les arbres couverts de fleurs, et dans le fond, très loin, les montagnes couvertes de neige. C’est ça que je voulais peindre mais depuis le ciel est moins clair, il pleut souvent, les montagnes je ne les vois plus depuis quinze jours, les fleurs sont fanées, les blanches et les lilas, et je continue mes paysages jusqu’à la nuit. Chaque jour je vois un peu plus que je ne vois presque rien et je ne sais plus du tout comment, par quel moyen, je pourrais mettre sur la toile quelque chose de ce que je vois. Tout espoir de rendre la vision du premier jour est disparu mais cela m’est assez indifférent. Ce paysage ne devrait être qu’un commencement. C’est celui que j’ai tout le temps sous les yeux devant la porte de mon atelier, j’en ai vu beaucoup d’autres dans les environs que je voulais faire aussi, un je l’ai commencé un jour. Je pensait pouvoir faire toute une série de paysage, du matin, du soir, certains avec des grands ensembles, d’autres avec quelques arbres, d’autres encore avec la rivière.
Mais je n’y pense plus, ceux devant la porte me suffiraient pour des mois et même je serais obligé de me réduire encore, d’abord à une seule partie de ce paysage et puis probablement à un seul arbre et pour finir à une seule branche. Et que je fasse le paysage, ou des fleurs dans un vase, ou le vase avec les fleurs desséchées, ou le vase seul, ou quelques autres objets qui sont là sur la table, cela n’a plus aucune importance – ou une figure dans la pièce avec les objets qui l’entourent – et je reviendrais assez vite au même sujet que j’essaie de peindre depuis des années et les paysages seraient une fois de plus remis à plus tard ou en tout cas je ne vois pas quand je pourrais aller plus loin que celui que je vois de ma fenêtre ou devant ma porte.
Mais je vois tous ceux que j’aurais voulu peindre ceux autour de mon atelier à Paris et puis le terrain vague de Malakoff et les environs de Paris, de Dieppe et du Cap-Ferrat mais aussi toute la contrée de Digne. Et ici, juste après la frontière italienne.
Le soir souvent je regarde toutes les reproductions de paysage que je peux trouver dans les livres que j’ai ici (c’est un choix assez limité) pour savoir lesquels m’attirent ou m’intéressent le plus. Je les compare et je les copie. Il y a ici quelques reproductions des Impressionnistes, des Hollandais, des Flamands primitifs, des Egyptiens, un album de paysages chinois et c’est peu près tout.
Il me reste ce soir dans la mémoire surtout les Cézanne, les Chinois, les Ruysdaël et les Van Eyck et les Egyptiens, ce qui probablement resterait dans la mémoire d’à peu près tout le monde, au moins de tous les peintres.
Je me réduis pour finir à deux détails de Van Eyck, à un relief égyptien et à deux ou trois Chinois et aux Ruysdaël.
Ce sont ceux qui me semblent les plus ressemblants, surtout les Van Eyck et le relief égyptien, oui aussi une cascade parmi les rochers chinois. C’est presque gênant de parler de paysage chinois aujourd’hui on en parle beaucoup, on en admire beaucoup l’atmosphère, l’espace, le vague, ils me semblent plutôt durs et précis comme une pierre. Pour finir ce sont ces trois seuls qui m’attirent et qui m’intéressent.
Je les copie et il me semble qu’ils ont quelque chose, même beaucoup de choses en commun.
Les paysages en peinture qui me viennent en premier à la mémoire : Le paysage vaste et horizontal (dans) la crucifixion d’Antonello da Messina, les trois hautes croix, derrière ce paysage calme et merveilleux.
Les corbeaux noirs dans le ciel de Van Gogh.
Les Ruysdaël.
Les arbres sur les petites plaques émaillées d’art mosan au Louvre.
Les arbres sur le Giotto du Louvre.
Le paysage de Van Eyck au Louvre qui m’attire, qui m’étonne et qui m’agace un peu.
Les grandes feuilles chinoises au Musée Guimet.
Voilà presque tout ce qui me vient à la mémoire de tous les paysages que j’ai vu et trois reproductions ici, deux fonds de Van Eyck, un tableau chinois et un relief égyptien et c’est tout.
Non, un Tintoret en hauteur, Marie-Madeleine sous un grand arbre à l’Ecole de San Rocco et Seurat, un peut tout et ses dessins mais des modernes. Les Braques, Matisse, Derain et Bonnard et Jongkind et Corot et les Renoir et Cézanne et moins Altdorfer et Francis Gruber et Soutine et c’est tout.
Et Van der Weyden et Bruegel et c’est tout et un très ancien V.G. – une hutte le soir avec une lumière – et c’est tout.
C’est tout.
et les petits Brouwer
et c’est tout
oui c’est tout.
Rien ne me vient plus ce soir mais il me semble qu’il y en a d’autres qui m’échappent mais lesquels ? Les Rembrandt, le petit de Berlin ? avec la patinoire et beaucoup des Hollandais ? et V. M. ? Pas d’Italiens sauf ceux nommés ?
Oh oui ! les antiques du Louvre et d’autres que je connais par reproduction, les deux petits romains en plus peut-être de tout ce que j’ai nommé.
Toute la question est résolue en peinture, en sculpture et en dessin.
Le paysage qui résonne en moi d’Antonello da Messina en bas derrière les trois hautes croix dans le ciel calme et le vert des prés à pleurer comme Marien en …..
Vers 1952
Alberto Giacometti Ecrits Collection savoir : sur l’Art, Hermann Editeur des Sciences et des Arts