Antoine d’Agata
« Je pourrais dire qu’il entrait dans mes intérêts de connaissance, je dirai plutôt qu’il était dans mes territoires d’émotion »
© Copyright Antoine d’Agata
Antoine D’Agata interview from Juri Rechinsky on Vimeo.
Christine Delory-Momberger a voulu rencontrer Antoine d’Agata pour parler de cela avec lui, du journal intime, de la photographie, de son écriture photographique. Elle connaissait les images, la renommée « drugs, sex and night » qui ne répondait en rien à l’intimité, à la gravité à l’évidence pure de l’émotion que ses photographies faisaient naître. Une étonnante lucidité dans ces entretiens et une parole d’Antoine d’Agata « qui porte la même exigence d’intégrité que sa pratique photographique ». Des questions subtiles, importantes, un effacement nécessaire et puissant de Christine Delory-Momberger qui laisse tout l’espace pour un face à face solitaire. « Intégrité dans le souci obsédant de suivre ses choix jusqu’au bout, intégrité dans le refus de tout compromis et de toute routine, dans la préoccupation de ne jamais se laisser suborner par le marché de la forme et de l’esthétisme, intégrité dans la poursuite obstinée d’une vie au risque de l’art ou d’un art au risque de la vie. À mille lieues du sensationnalisme auquel on voudrait les réduire, l’œuvre et la pratique artistiques d’Antoine d’Agata sont proches de celles de ces méticuleux enquêteurs, des ces écorchés vifs de l’âme, Wiliame Burroughs, Francis Bacon, Henri Michaux….. » Les traces de ces rencontres de bars en cafés parisiens sont inscrites dans « Le désir du monde », Entretiens, Antoine d’Agata et Christine Delory-Momberger, Téraèdre, extraits
Acte photographique
« Je ne peux photographier si je ne suis pas acteur à part entière des situations dans lesquelles je m’immisce ou que je provoque. Cet engagement est à mes yeux la seule légitimité acceptable de l’acte photographique. »
Fantasme
« Le fantasme du libre arbitre est devenu une tare pour laquelle je paie encore le prix fort aujourd’hui. Ma liberté me rend chaque jour plus fragile mais aussi plus conscient de mes parts d’ombre. »
Construction intellectuelle
« L’expérience que j’ai de ce type d’immersion prolongée me permet aujourd’hui de me défaire de tout romantisme. Je vais à l’essentiel. Je n’ai plus besoin de prétexte, ni de justification. J’ai entrevu peu à peu l’obscénité même d’une construction intellectuelle et poétique qui servirait d’alibi à ma faim insatiable de chair et de substances anesthésiantes. »
Projet
« Mes images, elles sont l’antithèse d’une élaboration réfléchie. Elles résistent éperdument à tout agencement qui relèverait du projet. »
Isolement
« Vouloir me positionner au-delà de toute limite acceptable est probablement un trait d’orgueil, mais cet isolement est la dernière arme possible contre le vide de l’art contemporain. La pire concession serait de renoncer en tant que photographe à une position authentique. Ce renoncement est pourtant la particularité majeure de la quasi-totalité de la production photographique actuelle. »
Monstration
« Aujourd’hui je ne cède qu’en dernier recours aux impératifs de la monstration de me images et je donne mon énergie à des recherches plus solitaires. »
Commande
« Je pars pour la Syrie, le Mozambique, la Cisjordanie, le Japon, le Brésil, le Congo…Tout est organisé avec des bouts de ficelles, aucune commande n’est payée mais je n’ai aucun compte à rendre. »
La nuit
« La nuit reste un espace en creux dans lequel je suis condamné à me perdre. Mais le rapport de virginité au monde qu’elle m’impose me donne le pouvoir de me régénérer. Elle me torture. Elle me nourrit. J’y puise une conscience physique du monde. »
J’accepte
« J’aime les défauts de leurs corps abîmés, leurs faux seins, les maquillages dégoulinants, les odeurs rances de chaque recoin de leurs sexes usés. Je crains leur indifférence à mes caresses, la cruauté de leurs sarcasmes, le mépris dans leurs regards. J’accepte avec humilité l’irréversibilité de leurs destins tordus à donner la nausée. »
La fatigue
« La fatigue que génèrent d’incessantes nuits blanches est une fatigue irrémédiable. Elle ronge le ventre et la mémoire. Toute fuite est illusoire. »
La légèreté
« Je n’ai ni archives, ni domicile. Un sac contient tout ce que je possède. Je me défais de ce qui peut m’alourdir ou me ralentir. L’oubli est le comble de la légèreté. »
Le flou
« Mes états seconds produisent toutes sortes d’inadvertances quand je photographie et cela m’a sans doute conduit à me rapprocher de cette vision. Mais le flou est un outil dangereux qui entraîne irrémédiablement la photographie vers la poésie et l’abstraction. Je suis à la recherche d’un état intermédiaire de la représentation photographique, mois graphique, plus charnel, plus imbriqué dans la matière même du corps. »
La distance
« Mais je suis passé d’un sentiment de distance aliénant, d’un détachement frileux et d’une incapacité à vivre, à une forme assumée d’interaction avec le monde, aussi frustrante et limitée soit-elle. »
Antithèse
« L’acte photographique est l’antithèse de toute approche littéraire, esthétique ou analytique du médium. La photographie, avant même d’être un langage, est un art martial dont les principes seraient le risque et l’inconscience. »
Style
« Je me méfie du style qui, s’il a une fonction précise dans ce processus d’interprétation du réel, enferme très vite le photographe dans une logique de manipulation, de rendement et d’efficacité. »
Épuration
« Plus je m’implique dans ma pratique, plus je délaisse une part de ma vie qui, je le sais, part peu à peu en lambeaux….je suis dans un processus constant d’épuration. Vivre en logique avec ses idées est compliqué, violent. Maintenant, je ressens entièrement le vide de mon existence. Lorsque je sacrifie ce que je suis sur l’autel de la normalité, je n’ai plus rien à offrir. »
Facilité
« La photographie contemporaine se délecte de cette poésie de la surface, de l’élégance glacée des êtres et des objets quand leur apparence est mise à plat. La facilité de la démonstration m’ennuie. »
Le choix ?
« Mais j’étais parti pour me taire, et les hasards de la vie m’ont offert l’opportunité d’utiliser mon propre destin, aussi misérable soit-il, comme unique outil et unique parole. Je n’ai plus le choix. »
Le flash
« Ces questions, qui sont pour d’autres d’ordre purement esthétique, se heurtent chez moi à une absence absolue d’intérêt pour l’aspect technique de la photographie, que je n’ai ni le temps ni le désir de considérer. Le flou peut être maîtrisé, bien sûr, au prix d’une technicité besogneuse et de nombreux photographes aujourd’hui s’y complaisent. »
Solitude
« Ma parole porte en elle cette solitude. »
Peinture
« La seule exposition de peintre que j’ai jamais visitée est une rétrospective de Bacon, organisée au MoMa New York en 1989. Ce fut un choc dont je ne me suis toujours pas remis. »
Extraits de l’entretiens // Antoine d’Agata et Christine Delory-Momberger// Le désir du monde//publié par les éditions Téraèdre
réédition de l’article publié sur Regard au Pluriel le 18 mars 2010
© Copyright Antoine d’Agata
Depuis 2011, le photographe ANTOINE D’AGATA, membre de Magnum Photos, suit des migrants qui tentent de rentrer dans l’Union Européenne. Par le biais de textes, de photos et de vidéos, le projet d’Antoine d’Agata est de retranscrire le parcours de ces migrants pour rendre compte de leur destin inique, véritable massacre organisé depuis des décennies, et pour redonner à chacun de ces parcours la dimension d’une odyssée personnelle.
Ce travail a été présenté au MuCEM à Marseille du 9 août au 23 septembre 2013.
ANTOINE D’AGATA est né à Marseille en 1961 et quitte la France en 1983 pour une dizaine d’années. Alors qu’il séjourne à New York en 1990, il s’inscrit à l’International Centre of Photography où il suit notamment les cours de Larry Clark et de Nan Goldin. En 1993, il revient en France et interrompt son travail de photographe durant quatre ans. En 1998 paraissent ses premiers ouvrages, De Mala Muerte et De Mala Noche. L’année suivante, il rejoint la galerie Vu à peine créée par Christian Caujolle. En 2001, il reçoit le prix Niépce. En septembre 2003 est inaugurée à Paris l’exposition 1001 Nuits, qu’accompagne la sortie de deux ouvrages, Vortex et Insomnia. En 2004, il intègre l’agence Magnum, publie son cinquième livre, Stigma, et tourne son premier court-métrage, El Cielo del muerto. L’année suivante paraît Manifeste. En 2006, le photographe tourne son deuxième film, Aka Ana, à Tokyo. Depuis 2005, sans port d’attaches, Antoine D’Agata photographie à travers le monde. Le BAL lui a consacré une exposition de janvier à avril 2013, il vient de finir son premier long-métrage, Atlas et son livre Anticorps, édité chez Xavier Barral a reçu le prix du Livre d’Auteur aux Rencontres d’Arles 2013.