Jean Dubuffet – Valère Novarina
J’ai l’immense plaisir de vous présenter sur Regard au Pluriel des extraits de
Personne n’est à l’intérieur de rien
Édition établie et annotée par François-Marie Deyrolle
Des lettres échangées entre 1978 et 1985 par Jean Dubuffet et Valère Novarina, rien ne devrait nous permettre de dire qu’elles sont de l’ordre de l’amitié, de la déférence, ou de l’admiration. Bien plus, on ne saurait à les lire tenir pour assuré, quoi qu’en disent les biographes, que l’un est un des peintres majeurs de son temps, arrivé au grand âge, et l’autre un écrivain au tout début de sa reconnaissance, peintre au vif et dramaturge. Pour un peu c’est l’inverse qui pourrait être vrai, tant ce qui paraît compter n’est pas de cet ordre-là. Pas de croustillant dans l’entretien d’un vieil homme avec un plus jeune sur l’art et la langue, mais un vivant essor, réciproquement salué. (P.V.)
Lettre de Valère Novarina à Jean Dubuffet – 11 novembre 1982 – extrait
Mais je voulais vous dire surtout combien vos lettres sur Le Drame de la vie m’ont fait du bien. Ça n’allait plus du tout et j’étais obligé de me faire planter des aiguilles partout pour tenir : difficultés d’éditions, refus du Seuil, de Gallimard, etc… Je me heurte au mur de l’académisme : on me réclame des canapés, des descriptions, des quais de gares, des histoires, du sirop… Les éditeurs français ne supportent plus que le petit susurrement sentimental et s ‘évanouissent dès que la voix s’élève… Mais ça va mieux, j’ai une solide piste pour janvier, quelques lecteurs chaleureux me soutiennent maintenant. Vous avez été le premier.
Paris, 30 janvier 85
Cher Valère Novarina,
Un trou – mais, tant soi peu cassé, vous en voici sorti. Au lieu que moi mon trou j’y suis dedans, l’échelle ôtée. La floraison des camélias blancs était orgueilleusement superbe, ils ont tourné à l’ocre puis se sont pétrifiés, devenus roses des sables. Moi aussi je tourne rose des sables, scénario analogue. Les mots ne nous viennent plus mais que dirais-je ? Je ne sais plus qu’en faire, ils se vident de leur sens, leur sens se liquéfie, coule et se volatilise. Je ne crois plus à leur sens. Je ne crois plus au sens de rien, je ne crois plus même que la notion de sens aie un sens. Quelles peintures faire à ce stade.
Je n’étais pas informé de l’émission de la dame d’Amiens à laquelle vous êtes convié. Mais ce matin on m’en parle. Je ne veux pas en manquer un mot, ne manquez pas de m’avertir, je vais faire dès à présent des repères sur mon petit poste.
Il faut trouver d’urgence une bibliothèque où faire photocopie de l’écrit de madame Guyon, il faut que nous lisions cela bien vite pour, qui sait ?, peut-être trouver là de quoi nous pousser hors de nos trous ? prendre tout au moins envie d’en sortir ?
À vous chaleureusement
J.D.
[le début de cette lettre est au dos d’un polaroïd]
25 mars 85
Figurez-vous que je suis retombé le 24 février, réopéré, replâtré et tout… La délivrance est repoussée à la fin avril… À l’hôpital, cerné par des médecins encore plus inquiétants que ceux de mes livres, j’ai passé quelques durs moments… Vous me pardonnerez d’être resté si longtemps sans vous faire signe : c’est que la jambe droite est justement celle avec laquelle j’écris.
Mais vous, cher Jean Dubuffet, comment vous portez-vous ? Votre dernière lettre me donna de l’inquiétude… Les forces reviennent-elles, et la gaieté, avec le printemps ? J’espère que nous pourrons nous retrouver bientôt, après le rendez-vous manqué du 27 décembre… Je recommence à sortir un peu et béquiller hardiment. Je vous donnerai des nouvelles de Madame Guyon dont je déniche quelques écrits… J’apprends qu’elle a, dit-on, un peu fricoté avec vos voisins les quakers… Il y a des choses tout à fait étonnantes dans son autobiographie reparue récemment chez Dervy Livres…
En février, peu avant la rechute, j’ai été interviewé par une dame de la radio qui prépare une émission sur vous… J’espère qu’elle a jeté toutes mes paroles à la poubelle, que personne n’entende mes bêtises… C’était très difficile pour moi de parler de vous. Vous n’êtes pas du tout un objet de connaissance pour moi mais une présence spirituelle de tous les jours ; et dans ces temps de claustration l’un de mes interlocuteurs mentaux préférés… C’est pour cette raison que j’ai placé votre Psycho-site au côté de mon lit d’infirme-convalescent. À la fin de cet hiver dur pour les camélias de nos deux jardins, je vous envoie toute ma joyeuse amitié.
Valère Novarina
Cher Valère Novarina,
Les trois beaux camélias de mon jardinet ont bonne apparence bien verte sauf que les feuilles baissent le nez et se recroquevillent, la question se pose s’ils vivent encore ou font seulement semblant. Je suis moi-même dans le même cas. Mais se pose gravement, avant cette question, celle du bien-fondé de la différence que nous instituons entre exister et ne pas exister pour toutes choses que nous croyons voir. Il ne faudrait pas se poser de telles questions qui n’ont de réponses qu’effrayantes. Or je me les pose, et c’est le suspens anxieux qui en résulte, et non pas l’emphysème comme le croit mon médecin, qui me fait haleter sans discontinuer. Cependant je peux, contrairement à vous, user de mes jambes, non pour écrire, mais pour me transporter – en haletant, et en m’aidant d’un canne – d’une table à une autre. J’ai fait un grand nombre de peintures intitulées Non-lieux illustrant mes questions sans fournir de réponse. J’attends que les progrès de l’industrie vous permettent un transport des Buttes-Chaumont à Montparnasse pour obtenir de vous une clef à distinguer clairement l’être du non-être, et recommencer en partant de là à faire des peintures.
Courage ! et amitiés.
J.D.
J’ai essayé, en m’aidant de compresses sur le front, de m’assimiler dans « TXT » la réflexion critique et théorique, mais il faudrait que j’aie avant cela une idée claire de la différence entre réflexion et non-réflexion.
Cher Valère Novarina,
Tout l’orchestre et les chanteurs de l’opéra de Wagner transportés chez Louis de Bavière pour son seul usage, je suis ému de l’offre. Mais mon état de santé est calamiteux, s’oppose à tout. L’affection que vous me témoignez m’est grandement chère et précieuse. Mais voici venue l’heure où je m’écroule. Le spectacle de la Bastille doit être fumant. Je l’imagine (mais je suis sûr que c’est encore plus fumant que ce que j’imagine). Je vous embrasse.
J.D.
Réponses à vingt-quatre questions de Valère Novarina,
Version publiée en tête du n° 1 de l’édition française de Flash Art, automne 1983
extraits
V.N. : Savez-vous peindre ?
J.D. : ….. Observez qu’il y a une façon de bien peindre, tandis que de mal peindre il y en a mille. Ce sont celles-ci dont je suis curieux, dont j’attends du neuf, des révélations. Toutes les façons de mal peindre m’intéressent, m’apparaissent génératrices de positions de pensées nouvelles.
V.N. : Détruisez-vous ?
J.D. : …. J’aime à ce que mon travail prenne allure d’un chantier, j’aime à vivre au milieu d’un fouillis d’œuvres commencées, d’éléments préparatoires, jusqu’à encombrer mes locaux (et ma pensée) au point de m’en sentir un beau jour alarmé. Et alors tout interrompre, tout débarrasser et vider les lieux. Ma vie est ponctuée de ces périodiques liquidations. Je les ressens il est vrai comme un peu dramatiques – suicidaires peut-être – mais j’ai bon plaisir à me sentir après cela de nouveau pleinement disponible.
V.N. : Portez-vous un jugement sur vos travaux ?
J.D. : ….. Il arrive – très souvent – qu’un ouvrage, qui m’a contenté quand je venais de le faire, m’apparaît muet le lendemain, je m’abstiens d’en déduire que c’est imputable à l’ouvrage. J’ai depuis longtemps révoqué tout critère esthétique, je suis parfaitement sûr que le critère sera valablement où je voudrai le placer et que l’esthétique peut être indéfiniment renouvelée au plus grand profit de l’éveil de la pensée. Celle-ci a besoin pour se mettre en mouvement, de se voir dépaysée. De toute œuvre j’attends qu’elle me surprenne fortement, qu’elle violente mes positions habituelles de jugement, m’en propose d’autres imprévues.
V.N. : Aimez-vous les œuvres des autres ?
J.D. : Non, pas vraiment, même quand il advient qu’elles m’inspirent de l’émerveillement… On ne peut pas reprocher à qui s’adonne lui-même à des productions d’art de n’être jamais pleinement content de celles que font les autres. C’est dans la logique. S’il persiste à s’y adonner c’est justement que celles des autres ne lui donnent pas satisfaction. Je veux dire à ma décharge que je ne suis jamais pleinement content des miennes non plus. C’est celles qui ne sont pas faites, qui demeurent à faire, qui brillent de tout leur éclat. J’ai fini par constater qu’il est dans ma nature que le simple motif qu’elle est faite ôte à toute œuvre qui soit, à mes yeux, sa vertu d’enchantement – celle-ci demeurant l’exclusif apanage des œuvres non encore faites. Il se peut qu’en donnant à l’œuvre existence on en perde le meilleur. Elle devient alors le papillon épinglé, qui a cessé de voler, qui a cessé somme toute d’être papillon. C’est sans doute ce sentiment que mes propres ouvrages me donnent plus de satisfaction quand ils ne sont pas terminés. J’aime à ce qu’ils aient une allure d’ouvrage interrompu, inachevé. C’est la condition pour qu’ils me semblent vivants, qu’ils conservent, une fois faits, encore quelque chose du miroitement des œuvres pas encore faites. Et puis j’aime aussi qu’un ouvrage soit tel qu’il suggère fortement des développements qui pourraient lui être donnés, qu’il évoque tout un développement d’autres ouvrages qui pourraient être faits dans la suite de ce qu’il est. Je ressens le besoin qu’un ouvrage se présente d’une telle façon qu’il incite à le regarder non pas tant pour ce qu’il est que pour tout le développement d’autres ouvrages dont il pourrait constituer le germe et qui ne sont pas encore faits.
V.N. : Entendez-vous les langues incompréhensibles ?
J.D. : ….. Tant que notre pensée s’exerce en fonction des mots du vocabulaire elle est inopérante ; c’est seulement aux moments (ils sont rares et furtifs) où elle parvient à se décrocher des mots qu’elle reprend vraie présence….
V.N. : Que vaut la peinture ?
J.D. : Quand son auteur l’a faite à son propre usage, sans la moindre intention qu’elle puisse avoir aucune valeur, alors sa valeur est grande. Elle devient nulle si l’auteur au contraire a tant soit peu mêlé à l’opération mentale dont elle résulte le souci de produire une œuvre qui puisse avoir ensuite, au regard social, une quelconque valeur. Sa valeur est en proportion immédiatement inverse avec le degré de présence d’une notion de valeur dans l’esprit de son auteur.
V.N. : La peinture est-elle une aventure de l’esprit ?
J.D. : ….. J’attends d’une peinture qu’elle apporte proposition d’un statut inconnu pour l’acte de peindre, et qui fasse table rase de tous les critères sur lesquels se sont jusqu’à présent fondées nos notions esthétiques. Je dis bien tous. Tout se tient étroitement et une fois déplacés les jalons de l’esthétique sautent avec eux tous les repères de l’ensemble de la pensée ; la voici libérée, voici que s’ouvrent à elle tous les champs offerts à son invention. Peu m’importe à ce moment que les moyens mis en œuvre soient sommaires ou maladroits. C’est en quoi je demande à une peinture à la fois beaucoup moins et beaucoup plus que ce que la plupart en attendent.
V.N. : Avez-vous peint la mer ?
J.D. : J’y ai maintes fois songé mais à mon regret toujours différé de l’entreprendre. Une des planches des « Phénomènes » a pour titre « La mer » mais, trop seulement descriptive, elle l’évoque pauvrement. Il faudrait en traiter de manière bien plus associative, plus mentale ou, si on veut dire ainsi, plus philosophique, au risque même de s’éloigner beaucoup de son aspect visuel. Ce qu’il faudrait c’est non une seule peinture mais tout un cycle d’images répondant aux multiples stades de tout ce qu’en reçoit et tout ce qu’y projette la pensée – les unes apportant gloses aux autres. Un houleux brassage de gnoses et gloses.
Personne n’est à l’intérieur de rien, Jean Dubuffet et Valère Novarina. Préface de Pierre Vilar
Édition complète de la correspondance entre les deux artistes, largement inédite, augmentée d’un entretien, et de textes de Valère Novarina en échos à la figure de Jean Dubuffet. Avec la reproduction de 46 documents et oeuvres tous inédites. L’Atelier contemporain éditeur, 152 pages, 20 €. En librairie (R Diffusion) ou sur commande via le site de r.diffusion.