Raymond Federman
© Olivier Rolle
Raymond Federman (Montrouge 1928-San Diego 2009) a été ouvrier, champion de natation, joueur professionnel, saxophoniste, parachutiste (pendant la guerre de Corée) puis professeur à l’université de Buffalo (état de New York), spécialiste de Beckett. Il a écrit aussi bien en anglais qu’en français et a notamment publié (en France) : Amer Eldorado (Léo Scheer/Al Dante, 2003), La Fourrure de ma tante Rachel (Léo Scheer/Al Dante, 2003, Laureli/Léo Scheer, 2009), Quitte ou double (Léo Scheer/Al Dante, 2004), Mon corps en neuf parties (Léo Scheer/Al Dante, 2004), Surfiction (Le Mot et le reste, 2006)…
D’origine juive, il échappe à la rafle du Vél d’Hiv en 1942, durant laquelle sa mère le cache au fond d’un cabinet de débarras. Seul survivant, il n’aura de cesse de revenir sur cet instant dans grand nombre d’écrits, notamment dans La voix dans le débarras où il raconte, de plus d’une manière, le moment où, enfant, il est poussé au fond de ce cabinet, dans lequel il va rester un certain temps, tandis que toute sa famille est envoyée dans les camps. Ce souvenir est traité avec une violence verbale surprenante, rarement vue dans les écrits de témoignage de l’Holocauste.
« j’enregistre l’absence finale de ma mère qui sanglote dans la nuit mon père qui tousse son sang dans l’escalier mes sœurs pleurnichant leur peur on leur jeta du sable dans les yeux dans les reins on leur donna des coups de pieds pour mieux les exterminer et lui entre-temps dans son livret d’écolier exercices griffonne ses calculs explications oui ses exagérations tout son charabia »
« moi divisé qui dis vérité et mensonge en même temps de ma condition du coin de la bouche pour y enfermer l’énoncé et le dénoncé de ce que mon fabricant raconte en faux monnayage sémantique parce que je ne suis pas traçable dans le noir en attendant de me déplacer vers ma renaissance de clignoter ma pauvre survie au seuil du cabinet menteur incapable de devenir le correspondant de ses illusions dans sa chambre cage où tout se fait par dédoublement par duplication escamotant l’objet qu’il veut appréhender avec de fausses images à la branque qui rassemblent en boule l’incongru dans un même lieu l’incompatible aussi mais dans mon paradoxe une faille existe entre l’actuel moi errant sans voix dans un paysage provisoire à deux langues et l’être virtuel que féderman prétend faire parler dans ses paquets de tromperies excrémentielles »
« une faille existe entre l’actuel moi errant sans voix dans un paysage provisoire à deux langues et l’être virtuel que féderman prétend faire parler dans ses paquets de tromperies excrémentielles »
LA VOIX DANS LE DEBARRAS MC 93
Lettre de sa fille – Simone Federman
publiée sur le blog de son père : [the laugh that laughs at the laugh…].
October 6, 2009
My father died this morning. Last night I read all of The Voice in The Closet to him in one breath, 75 pages: one sentence. I stopped on page 61 to cry, and then we both cried at the end.
He had not been responsive for more than 24 hours, so this was especially magical. I thanked him for all the books, all the beautiful sentences, this being the most beautiful I had ever read. I thanked him for being the best father I could ever imagine. I told him he would always be my best friend. His eyebrows told me to stop crying. So I did. I told him I understood because he had taught me about laughter.
I went to bed on the pull-out couch next to his bed. I half heard his loud heavy breathing stop and roused to call my mom, who had already had a beautiful tearful last goodbye, and the nurse. He had died. We said kaddish for him at the mortuary, and he was cremated, as he wished, like his mother, father and sisters, at about noon.
We are planning to spread some of the ashes, maybe some noodles too, at his golf course, maybe even make a drop at the casino, and then bring some to France to spread at his former apartment and Le Cimetière Marin (the one in the Valéry poem he wanted me to read to him last week).
My mother and I, my sister Robin and brothers, James and Steve are planning a memorial celebration of his life in San Diego in the coming weeks, details to come.
We are okay, feeling strong. We had a really special last few weeks with him, not to mention a really special 47 to 49 years. I apologize for the group e-mail. I just wanted you to know.
Much love,
Simone
Le 6 octobre 2009
Mon père est mort ce matin. La veille je lui ai lu tout La Voix dans le débarras d’un seul trait, 75 pages : une phrase. Je me suis arrêtée à la page 61 pour pleurer, et ensuite on a pleuré ensemble à la fin.
Cela faisait plus de 24 heures qu’il n’avait plus réagi, c’était donc particulièrement magique.
Je l’ai remercié pour tous les livres, toutes les belles phrases, celle-ci étant la plus belle que j’ai jamais lue. Je l’ai remercié d’être le meilleur père que je puisse imaginer. Je lui ai dit qu’il serait toujours mon meilleur ami. Ses sourcils m’ont dit d’arrêter de pleurer. Donc je l’ai fait. Je lui ai dit que je comprenais parce qu’il m’avait tout appris sur le rire.
Je me suis couchée sur le clic clac à côté de son lit. J’ai entendu à demi sa respiration lourde et bruyante s’arrêter. Je me suis levée pour appeler ma mère, qui lui avait déjà dit un bel et tendre dernier adieu, ainsi que l’infirmière. Il était mort. On a dit le kaddish pour lui à la morgue et il a été incinéré, comme il l’avait souhaité, et comme sa mère, son père et ses sœurs l’avaient été, aux alentours de midi.
Nous avons pour projet de disperser certaines de ses cendres, et peut-être aussi quelques nouilles, sur son parcours de golf, de peut-être même en laisser certaines au casino, et d’en apporter ensuite en France pour les répandre dans son ancien appartement et au Cimetière marin (celui du poème de Valéry qu’il a voulu que je lui lise la semaine dernière).
Ma mère et moi, ma sœur Robin, et mes frères James et Steve allons organiser une célébration commémorative à San Diego dans les prochaines semaines, les détails suivront.
Nous allons bien. Nous venons de passer quelques semaines vraiment magnifiques avec lui, sans compter 47 à 49 années non moins magnifiques. Veuillez m’excuser pour cet email groupé. J’ai juste voulu vous mettre au courant.
Je vous embrasse,
Simone
Raymond Federman – Un retour dans le débarras
« Je suis assis dans mon bureau – c’est comme ça que l’histoire que j’ai enregistrée commence – je suis assis dans mon bureau en Californie – San Diego Californie – tout près du soleil – voilà huit ans que j’ai emménagé ici pour finir mon travail et régler mes comptes avec moi-même – je suis assis à mon bureau et regarde par la fenêtre la splendide vue en face de moi – incroyable – la vallée les montagnes les arbres le ciel les oiseaux qui voltigent dans le ciel – il faut voir ça – magnifique – une bonne journée pour moi – je me sens bien – ça a commencé par une partie de golf ce matin – j’ai fait un 81 – oui 81 – 38 sur les neuf premiers trous – sept greens en régulation – deux birdies – les derniers neuf trous un 43 – deux lousy bogeys – deux erreurs stupides – l’esprit erre parfois quand on se balade dans la nature – mais un solide 81 c’est pas mal pour un vieux bonhomme comme moi – ensuite retour à la maison pour travailler sur Mon corps en neuf parties avec ses trois suppléments – la version en anglais – My Body in Nine Parts – aujourd’hui je travaille sur mes cicatrices – dans un moment de méditation j’ai levé les yeux là-haut sur les housses du ciel et sur le somptueux paysage devant moi – incroyable – et j’ai pensé – quand tu mourras tout cela s’éteindra – plus rien à voir – nothing more – juste le noir – ce sera comme si tu plongeais dans un grand trou noir – la tête la première qui fendra l’air – et dans ce tournoiement vers le néant tout deviendra obscur et invisible – bien sûr ça n’engage que moi de le penser et de le formuler comme ça – je me demande si cela suggère la possibilité d’un après – d’un au-delà – d’une autre forme de vie après la mort – je me serais alors trompé toute ma vie – non – je ne vais pas tomber dans la grande connerie méta-pata-physique – non – pas de tours de magie – pas de mensonge surhumain – pas d’intervention divine – je suis un simple être humain – mortel – j’en suis conscient – et pour l’heure je suis bien vivant – je m’en fous de l’au-delà – mais pour nous divertir un peu imaginons-nous mort… »
Les Carcasses, Raymond Federman, Éditions Léo Scheer