Le mot « abstrait » provient de la « tour de lumière » des philosophes, et on dirait qu’ils ont braqué un de leurs projecteurs tout particulièrement sur l’ »art ». L’artiste est ainsi toujours éclairé par lui. Dès qu’il – je veux dire l’abstrait – apparaît dans la peinture, il cesse d’être ce qu’il est quand il est un mot écrit. Il devient un sentiment qui pourrait probablement être exprimé par d’autres mots. Mais un jour, un peintre a intitulé une de ses toiles Abstraction. C’était une nature morte. C’était très astucieux, mais ce n’était pas vraiment un bon titre. À partir de là, l’idée d’abstraction est devenue quelque chose en plus. Elle a donné immédiatement à certains l’idée qu’ils pourraient libérer l’art de lui-même. Jusqu’alors, l’art signifiait tout ce qui était en lui – et non ce que l’on pouvait y puiser. La seule chose qu’on pouvait y puiser parfois, si on était d’humeur à cela, c’était cette impression abstraite et indéfinissable, la composante esthétique – mais on pouvait tout aussi bien l’y laisser. Pour accéder à l’ »abstrait » ou au « rien », le peintre avait besoin de beaucoup de choses.
Ces choses étaient toujours des choses de la vie – un cheval, une fleur, une laitière, la lumière pénétrant dans une pièce à travers une fenêtre à losanges, par exemple, ou encore des tables, des chaises, etc. Le peintre, il est vrai, n’est pas toujours complètement libre. Ce n’était pas toujours lui qui choisissait les objets – mais pour cette raison même, ils lui inspiraient souvent des idées neuves. Certains peintres aimaient peindre des objets déjà choisis par d’autres et après les avoir traités de façon abstraite, on les a appelés des « Classiques ». D’autres tenaient à choisir eux-mêmes les objets et après les avoir traités de façon abstraite, on les a appelés des « Romantiques ». Bien sûr, ils étaient aussi largement confondus. De toutes façons, en ce temps-là, ils ne traitaient pas de façon abstraite quelque chose qui était déjà abstrait. Ils ont libéré les formes, la lumière, la couleur, l’espace en les mettant dans des objets concrets, placés dans une situation donnée. Ils ont bien envisagé la possibilité que tous les objets – le cheval, la chaise, l’homme – étaient des abstractions, mais ils n’ont pas insisté, car s’ils avaient continué dans cette direction, ils auraient été conduits à abandonner carrément la peinture, et auraient probablement fini dans la tour du philosophe. Quand il leur venait ces idées étranges et profondes en travaillant, ils s’en débarrassaient en peignant un sourire bien particulier sur l’un des visages représentés dans le tableau.
L’esthétique en peinture a toujours suivi une évolution parallèle au développement de la peinture elle-même. Elles se sont mutuellement influencées. Mais, tout à coup, lors de ce fameux tournant du siècle, quelques individus ont pensé qu’ils pouvaient prendre le taureau par les cornes et inventer une esthétique a priori. D’abord en complet désaccord entre eux, ils ont commencé à former toutes sortes de groupes, chacun entendant libérer l’art et chacun exigeant qu’on lui obéisse. La plupart de ces théories ont finalement dégénéré en politique ou en de curieuses formes de spiritualisme. La question à leurs yeux n’était pas tellement de savoir ce que l’on pouvait peindre, mais plutôt ce qu’on ne pouvait pas peindre. On ne pouvait pas peindre une maison, un arbre ou une montagne. C’est alors que le sujet est apparu comme quelque chose que l’on ne devait pas avoir….
Personnellement, je n’ai besoin d’aucun mouvement. Ce qui m’a été donné, je le tiens pour acquis. De tous les mouvements, c’est le cubisme que je préfère. Il avait cette atmosphère merveilleuse, précaire, de la réflexion – un cadre poétique où quelque chose était possible, où un artiste pouvait exercer son intuition. Il n’a pas cherché à se débarrasser de ce qui l’avait précédé. Au lieu de cela, il y a ajouté quelque chose. Le côté que j’apprécie dans d’autres mouvements est issu du cubisme. Le cubisme est devenu un mouvement, il ne s’est pas posé comme tel. Il a une force en lui, mais il n’a pas été pour autant un « mouvement forcé ». Et puis il y a ce mouvement individuel, avec Marcel Duchamp – un mouvement vraiment moderne pour moi, car il implique que chaque artiste peut faire ce qu’il pense devoir faire : un mouvement pour chacun et ouvert à tous.
Extrait de Écrits et propos, Willem De Kooning