Yves Bonnefoy – Gérard Titus-Carmel

Yves Bonnefoy & Gérard Titus-Carmel

 

Chemins ouvrant

 

 

 

Yves Bonnefoy et Gérard Titus-Carmel

Cheminant vers ce qu’il aime appeler la « vérité de poésie », Yves Bonnefoy a toujours apprécié le voisinage des peintres et de la peinture, proximité à travers laquelle on devine la résonance intime, ardente et pourtant mystérieuse, qu’il pressent en cet art.
Parmi ces compagnons de travail et de pensée, Gérard Titus-Carmel tient une place singulière. Cet artiste, lui-même poète, sait en effet les difficultés qu’un texte souvent oppose à se laisser illustrer, regimbant aux « illustrations mercenaires » qui le figent ou le défigurent.
Voici donc près de dix ans que se tresse ce dialogue entre ces deux belles et voisines solitudes qui, d’une rive l’autre, semblent se héler. Ce dialogue est scandé par des œuvres majeures qui lui ont donné ses accents et ses formes.
Ces œuvres révèlent une amitié vraie et, sans doute à la source de cette connivence, les contours d’une intuition partagée. (M.F.)

 

 

 

 

C’était le sommet d’une longue colline basse, à rien qu’une
heure de marche. Où un certain grand arbre, à contre-jour
sous le ciel, était assez distant pour se signifier absolu mais
aussi assez proche pour paraître un lieu de ce monde.

Yves Bonnefoy

 

 

 

 

 

Yves Bonnefoy et Gérard Titus-Carmel   La Grande Feuillée, 2003, 13 éléments, acrylique sur vélin d’Arches collé sur carton, 321,5 x 402,5 cm / photo Michel Nguyen

Gérard Titus-Carmel Un lieu de ce monde – extrait

 

 

Mais, pendant que nous étions disséminés dans cette parcelle de jungle surchauffée, occupés à résoudre l’architecture de quelque fleur que nous rêvions carnivore, le professeur passait parmi nous afin de noter les pochades de la première heure que nous avions pris soin de mettre à sécher sur les radiateurs. Pourtant, ce jour-là, plusieurs d’entre nous se laissèrent surprendre ; n’ayant plus l’utilité du chevalet, puisque penchés sur une fleur qu’il suffisait de peindre le carton sur les genoux, ils avaient abandonné la pochade à son sort, toujours verticale sur son support, et la chaleur moite de la serre avait fait le reste : leur arbre gelé du matin s’était mis à couler lentement, en longue pluie mêlée aux couleurs, et avait pris l’aspect fantomatique d’un squelette juste remonté des eaux, dégoulinant et tout encombré d’algues. Certains, les plus réussi dans ce genre d’épaves, pouvaient évoquer, s’il subsistait encore du naufrage quelque signe qu’il fût un arbre, le lointain souvenir d’une sylve de cauchemar, comme illustre le Sapin moussu d’Hercules Seghers, avec ses lichens pendant au bout des branches. La sanction fut immédiate, et sévère : tout ceux qui n’avaient pas pensé à poser à plat leur étude sitôt entrés dans la serre, se voyaient infliger un zéro d’autant plus infamant qu’il ruinait, compte tenu des coefficients, tout espoir d’obtenir le précieux diplôme qui, pour la grande majorité, était le seul but des quatre années de sur apprentissage que nous avions à passer là.

 

 

Yves Bonnefoy et Gérard Titus-Carmel

 

 

Yves Bonnefoy L’Art de manier la gomme – extrait

 

 

Au-delà de toutes les différences, voire de tous les antagonismes, les réflexions d’un artiste, quand elles sont sérieuses et attentives, ne peuvent que retrouver de grands soucis communs à tous créateurs en tous domaines. Le Journal de Delacroix ? Oui, mais bien d’autres méditations. Tout peintre, tout poète a élaboré des idées, remué des hypothèses, et l’Occident tout entier n’est que le développement parallèle de la recherche artistique et de la pensée. Si bien d’ailleurs qu’on gagnerait beaucoup en compréhension de l’histoire de nos cultures et en maîtrise de leurs dérives si on se plaçait d’emblée en ce point où pinceau et plume ne se résignent pas à se séparer l’un de l’autre.

Et Titus ajoute encore, accédant alors au plus intime de la pensée: “Ainsi l’écriture poétique peut-elle également blanchir la langue et se veiner de pareils filons de lumière en dégageant devant elle ces espaces de silence qui l’ajourent jusqu’en sa profondeur, en l’allégeant d’autant de ce dont la narration ou le discours la plombent”.

Quel est ce geste, ce lever les yeux sur plus que ce que « la narration ou le discours » se seraient contentés de dire ? Oui, on peut penser au dessin de Giacometti, à ces natures mortes au crayon, par exemple, dites « Chambre d’hôtel » parce qu’Alberto convalescent avait cherché refuge loin de chez lui dans un lieu assez anonyme pour ne pas le détourner de sa recherche de l’essentiel. Que fait le grand dessinateur compulsif dans ce lieu donné par le hasard et qui en dit le mystère ? Giacometti éprouve que sous le signe de sa mort proche, de cette étoile qui monte à son horizon, jetant sur lui son autre lumière, les choses ne sont plus de simples réalités matérielles ne se montrant que par leur dehors, vaines couleurs, vaines formes.

 

 

Yves Bonnefoy et Gérard Titus-Carmel

 

 

 

Yves Bonnefoy Dans l’atelier du peintre –  extrait

 

 

Difficile de le comprendre, de ce seuil où la nuit me garde, mais il se trouve aussi que je suis près de toi, mon ami, et je vois que tu es immense, une sorte de jardinier, qui fait ruisseler une eau – c’est ce vert et ce bleu, et l’ocre jaune, et le noir aussi, assurément, et le rouge, un rouge de ciel du soir – dans les sillons mouvementés de ce champ du début du monde. Tout une vie, tes couleurs lunaires, si fraîches, qui viennent du bout du monde rajeunir ce sol très récemment labouré. Déjà poussent des plantes que ni toi ni moi ne savions, hier encore.

 

 

Yves Bonnefoy et Gérard Titus-CarmelRegard au Pluriel © Henry Joy McCracken 2014

Chemins ouvrant, Yves Bonnefoy et Gérard Titus-Carmel. Préface de Marik Froidefond.

Cet ouvrage réunit l’ensemble des textes du poète sur le peintre, et réciproquement, textes aujourd’hui inédits en librairies. Il est enrichi de 60 illustrations en couleurs d’œuvres et documents pour la plupart reproduits pour la première fois.

L’Atelier contemporain éditeur, 152 pages , 20 €. En librairie (R Diffusion) ou sur commande via le site de r.diffusion